CHAPA1928
À Lao-Kay nous attendait le car (Latil ? Rochet-Schneider ? De Dion-Bouton ? ). Le trajet tortueux, pittoresque et cahotant, nous amenait, après une bonne trentaine de kilomètres, à 1500 mètres d'altitude. La fraîcheur commençait à se faire sentir à « La Madeleine » : arrêt obligatoire pour remettre de l'eau dans le radiateur du car ; les voyageurs en profitaient pour se rafraîchir et se sustenter. Un chauffeur nous a raconté qu'un jour, il n'avait pas pu éviter un superbe python qui traversait la route : le car avait « tressauté » des roues avant, puis arrière, et le serpent avait poursuivi sans émoi apparent son chemin vers la forêt… On arrivait au « village », après avoir dépassé l'hôtel Métropole, qui s'en trouvait assez éloigné, puis en contournant un petit lac assez profond, retenu par un barrage, au-dessus de la rue principale (la seule rue, en fait !) et on le longeait pour traverser l'agglomération, qui se terminait là où commençait le long chemin de Muong Bo. Sur la droite : une vaste esplanade, où se tenait les jours de semaine un petit marché, et le dimanche un « grand » marché. Dans la rue : l'hôtel « Jourdain » (plus tard « Hôtel du Fan-Si-pan ») et Alim-Maka * , le Chinois, l'indispensable ! – véritable caverne d'Ali Baba, où l'on trouvait de tout : alimentation, quincaillerie, droguerie, l'utile et l'agréable… les délicieux sucres d'orge, et les touques de pétrole ou d'essence pour les lampes. Car dans « les débuts », il n'y avait pas d'électricité dans les logements de vacances. Tous les soirs, ma mère allumait avec précaution la lampe à vapeur d'essence, dont la manipulation était délicate, mais qui donnait une très belle lumière – et attirait de superbes papillons de nuit. Je ne saurais dire en quelle année avait été construite la petite usine hydroélectrique, alimentée par le barrage du site de « la Cascade ». Pour nos premiers séjours, nous étions logés dans les « compartiments » qui se trouvaient tout en bas du village, avant la dernière maison, la « villa Michel », grand chalet habillé de bois, haut perché au-dessus du raidillon (plus tard escalier de pierre) qui amorçait la descente dans la vallée de Muong-Bo. C'est dans ce quartier que se trouvaient les écuries de tous les loueurs de chevaux. De notre terrasse, nous avions une vue plongeante sur la fontaine publique, cela nous valait le spectacle, souvent truculent, des bagarres entre commères, pour de très pointilleuses questions de préséance… Les « coups » les plus spectaculaires consistaient à défaire le turban de l'adversaire, ce qui offrait une bonne prise sur les cheveux, et le nec plus ultra à faire tomber son pantalon… Les plus âgés d'entre nous se souviennent peut-être du « Saïs », loueur de chevaux, ancien palefrenier de l'armée française, élégant et quelque peu porté sur le « choum »… il avait une fort belle femme, qui faisait la loi aussi bien dans son ménage qu'autour de la fontaine ! Dans les années vingt, il y avait, « En Haut », au départ du chemin du col de Lo-Qui-Ho, le camp militaire, garnison assez proche de la frontière chinoise (une vingtaine de kilomètres) et centre de convalescence-sanatorium militaire. Puis les villas des officiers et des sous-officiers, pour les vacances des familles. « En bas » : quelques chalets aux allures quasi-helvétiques, comme « Les Samous », cachés derrière une haute haie de sombres conifères. PLUS TARD Au fil des années, la station prit de l'importance. On vit se construire de belles villas de pierre dans les parties les moins accidentées de la « cuvette ». Un jour, le petit lac s'était vidé brutalement par la rupture du barrage. La rue du village avait été ravagée par l'eau, le magasin d'Alim-Maka vidé de sa marchandise… et d'un bébé de moins de deux ans, emporté par les flots : on devait le retrouver des kilomètres plus bas, dans la vallée de Muong-Bo : INDEMNE ! Le fond du lac fut transformé en jardin public avec bancs, tennis, manèges, kiosques pour s'abriter des ondées, et un grand bassin très peu profond, que l'on dut renoncer à mettre en eau, tant quelques galopins y faisaient de sottises.
À partir de 1940, la fréquentation de la station prit de l'ampleur en raison de la guerre en Europe, puis du conflit américano-japonais. La première contraignit nombre de fonctionnaires à renoncer à leurs congés en métropole, ce qui rendait nécessaire les séjours climatiques en altitude ; la seconde raison : les familles quittaient la capitale pour échapper aux alertes de plus en plus fréquentes et aux bombardements, les lycées, d'ailleurs, ayant été délocalisés. Parallèlement, la vie économique se développait : le marché bordé de boutiques de toutes sortes – tenues par des gens du Delta – devint de plus en plus achalandé par l'afflux des vacanciers. Sous la grande halle, on trouvait : volailles, viandes, légumes variés (produits sur place, car la terre était bonne), fruits, mais hélas ! trop peu de ces exquises pêches du Yunnan, dont on n'a jamais cherché à développer la culture – et c'est bien dommage ! Les jours de grand marché voyaient arriver Méos et Mans, montant de la vallée. Les femmes Man, avec leurs belles coiffes rouges, les Méos et leurs jupes plissées, toutes avec cols, poignets, jupes, ceintures, ornées de broderies au point de croix, très colorées, leurs bijoux d'argent (faits, disait-on, avec des piastres fondues), attiraient les photographes. Les vacancières achetaient volontiers broderies et bijoux ainsi que des rouleaux de toile de chanvre. Sur le chemin du marché, la route était longue. Les femmes en profitaient pour filer leur chanvre : tirant d'une vaste poche les fils « bruts », elles les nouaient, puis en faisaient une grosse pelote enroulée sur leur main gauche. Les jeunes portaient parfois dans leur dos des bébés aux joues rouges, et aux bonnets ornés de pièces d'argent. Les hommes accompagnaient leurs petits chevaux de bât, chargés de légumes, maïs, parfois bouteilles de miel sauvage. (Opium aussi sans doute… mais on n'en parlait pas.) Certains poussaient devant eux un grassouillet cochon noir, aux pattes arrières entravées ; pour les faire avancer, l'homme « chantait » inlassablement quelques notes modulées : Ha ! Hi ! i… i… i !
Mais si les jours de grand marché étaient pour les montagnards jours de débauche, ils l'étaient aussi pour nous, potaches en vacances ! Oh ! les galettes de riz, « soufflées » sur les braseros, les maïs grillés qui nous noircissaient les dents, et les concours à qui ferait le sucre d'orge le plus effilé. Pour la grand-messe du dimanche, (chantée), nous faisions toilette ; mais l'śil vigilant du Père Idiard avait vu toute la semaine trop de demoiselles en shorts pour ne pas nous en faire le reproche ! ainsi que de quelques flirts dénoncés à la réprobation publique. Les distractions ne manquaient pas. Pour beaucoup, la chasse aux papillons et aux insectes – certains en firent de très belles collections. Malgré les pluies de saison très fréquentes, nous partions, munis d'imperméables en toile cirée. Pour de courtes balades : la Cascade, la Roche percée, les tours de forêt, la « côte 2000 », les premiers ponts des lianes – et la baignade – la maison forestière du col de Lo-Qui-Ho, et j'en oublie.
N'oublions pas les randonnées à cheval ; lorsque, pour pique-niquer, nous laissions les chevaux libres de brouter (c'est-à-dire assez loin de l'écurie pour ne pas les inciter à y retourner sans préavis), les rattraper le soir tournait souvent à la corrida ! Et pour les jours noyés d'eau, Monopoly, tricotage et papotages, voire confection de gâteaux, nous réunissaient chez une maman pleine d'indulgence. Le 15 août était jour de kermesse : pour les « petits », bal déguisé. Pour tous « jeux villageois » : stands variés, du tir du « Fan-Si-Pan ! Pan ! Pan ! » (organisé par M. le professeur S.) jusqu'aux inoubliables nems de Mme Grogniard… En 1942, un mémorable quadrille des lanciers, dansé sur le tennis et au son d'un vénérable phono, fut offert à l'admiration des foules. Parmi tous ces souvenirs confus, certains sont restés plus vivaces. N'oublions pas la répugnance que nous inspiraient les bocaux dans lesquels, lovés, ou roulant et déroulant leurs anneaux, on pouvait voir les serpents variés que les Méos apportaient à M. B. – que le gérant de l'hôtel Métropole avait prudemment logé dans une annexe. Et aussi l'adoption par M. P. d'un ourson – vite baptisé « Bébé », qui nous suivait partout, ou accourait à notre appel, parfois de très loin, pour venir jouer comme un chaton. Jusqu'au jour où il disparut : fugue ? retour à la forêt ? ?ou bien kidnappé par quelque Chinois, pour la valeur de sa peau, de ses dents, foie, griffes, entrant dans la pharmacopée chinoise ? Nous l'avons bien regretté ! Lors de mon avant-dernier séjour, j'avais formé, une fois de plus, le projet (les précédents n'ayant jamais abouti) de me rendre à Binh-Lu. Partie le matin avec quelques amis, nous fûmes stoppés au col de Lo-Qui-Ho, par un soldat en armes : la route était interdite ! Redescendus déçus, nous devions apprendre qu'une « bande de pirates chinois » opérait dans la région. De fait, quelques jours plus tard, non loin de Lao-Kay, le train déraillait… et tous les voyageurs étaient dévalisés – les pirates n'avaient eu qu'à déboulonner quelques mètres de rail, et l'affaire était « dans le sac »… avec le butin… Françoise LEBRUN-CARJAT
* orthographe incertaine
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